Hommage à Philippe Coutant, Flagey, 14 et 15 mars 2015

Parler de Philippe Coutant aujourd’hui, à l’occasion de ce week-end plébéien à Flagey, lui qui nous a quittés, subitement, il y a tout juste 15 jours, s’imposait comme une évidence. Parce qu’il avait déjà participé à deux de ce week-ends, bien sûr, mais aussi et surtout parce que sa pratique de la philosophie relevait, sans hésitation possible, d’une allure plébéienne de philosopher. Il n’était pas sans émettre à l’occasion des réserves quant à telle ou telle orientation prise dans le cadre des discussions autour d’un colloque de philosophie plébéienne, notamment lorsqu’il jugeait l’écart trop grand entre certains questionnements théoriques et les pratiques effectives. Mais cette tension est interne à une philosophie plébéienne, et son souci qui était le sien de lier de façon indéfectible la théorie et la pratique, ou plutôt de faire que la théorie soit déjà, en elle-même pratique, est un souci qui accompagne toujours une philosophie plébéienne. Je vais évoquer un peu certaines des activités qui auront été celles de Philippe, en espérant que ces quelques mots parviennent bien à éviter la grandiloquence d’un éloge funèbre, étant d’abord ceux qui évoquent le souvenir d’un ami.

Apprenant la nouvelle de la mort de Philippe, dans la tristesse du moment, c’est d’abord l’image de sa venue à Quimper, l’an dernier, en mai, qui m’est revenue en mémoire, et puis tout de suite après, comme dans le sillage de cette image, le souvenir du rire vocal accompagnant à certaines occasions sa diction, et qui constituait comme une puissance d’ironie, destituant la puissance des mots qu’il utilisait alors, en introduisant une distance, à la manière de guillemets, ou alors qui traduisait parfois, de façon immanente, le plaisir qu’il prenait à évoquer tel ou tel souvenir, et l’on pourrait poursuivre indéfiniment la liste des significations qu’on aurait pu attribuer à ce geste expressif. Mais en tout cas, il y a quelque chose de Philippe qui, pour moi, passe à travers ce geste, et qui désigne quelque chose de singulier, une expressivité qui, parce qu’elle déborde toute signification, ne saurait être détachée de la singularité de ses manifestations. C’est cela qui avait besoin de la présence de Philippe pour se manifester, et qui, réfractaire à toute objectivation, comme c’est le cas pour toute singularité, ne nous est plus accessible, sinon à travers le filtre infirme d’une simple trace, dans le cadre d’une vidéo par exemple. Or, c’est précisément cela, me semble-t-il, ce qui se donne comme inséparable de sa manifestation, comme inobjectivable, que Walter Benjamin désignait, dans le cadre d’un texte consacré à L’idiot, de Dostoïevski, comme « l’Inoubliable » : « La vie immortelle est inoubliable, tel est le signe auquel nous la reconnaissons. C’est la vie qui, sans mémorial, sans souvenir, peut-être même sans témoignage, échapperait nécessairement à l’oubli. Elle est impossible à oublier. Pour ainsi dire sans forme ni contenant, cette vie est ce qui ne passe point. Et la dire inoubliable, ce n’est pas dire seulement que nous ne pouvons l’oublier ; c’est renvoyer à quelque chose dans l’essence de l’inoubliable, par quoi il est inoubliable »1. Il me semble que c’est quelque chose de cet ordre que Deleuze évoquait, à propos du rire de Michel Foucault, précisément au moment de sa disparition. Si le rire de Foucault modifiait complètement l’atmosphère d’un lieu, comme l’indique Deleuze, on comprend à la fois que cet effet était indissociable de la présence de Foucault, et en même temps que cet événement (ce rire en sa singularité) a marqué à jamais l’espace et le temps, par-delà toute trace – ce serait peut-être même cela le propre de la manifestation d’un heccéité.

Parlant à présent de l’activité militante de Philippe, on peut dire qu’elle remonte en fait aux années 1970, lorsqu’il s’était engagé dans des luttes nationales et locales, anticapitalistes, antinucléaires, en faveur des « sans-papiers », auprès du mouvement des chômeurs et précaires, etc. Il avait créé une émission de radio sur Alternantes, intitulée « Le magazine libertaire », qu’il continuait d’animer, avec une équipe élargie depuis. Son site Internet Nouveau millénaire, défis libertaires, de son côté, s’avère une véritable bibliothèque numérique : accueillant des écrits relatifs à une multitude de thèmes, il s’était aussi fait l’écho de textes écrits par un certain nombre de participants aux activités du CRDPP. C’est sur ce terreau militant que doit s’entendre son engagement philosophique : c’est en 2007 qu’il reprend des études de philosophie, d’abord à Nantes, puis à Paris – il soutiendra, en septembre 2011, auprès de l’Université Paris 7, et sous la direction de Martine Leibovici, un mémoire de Master 2 en sociologie et philosophie politique, intitulé De quelques injonctions normatives du capitalisme contemporain. C’est d’ailleurs sur la base de ce travail universitaire que Philippe avait écrit son dernier livre, qu’il avait eu la gentillesse de me faire parvenir : Gérer sa vie. De la force de travail au capital humain. En 2011, il avait déjà publié, chez le même éditeur (les éditions de la Gréneraie) un livre intitulé Le sujet et le capitalisme contemporain. On peut ajouter aussi qu’il avait écrit un grand nombre d’articles dans la revue (depuis disparue, hélas) de la CNT Les temps maudits, revue pour laquelle il était par ailleurs membre du « comité technique de fabrication, de coordination et de lecture ». Mais si le travail philosophique et sociologique de Philippe ne se comprend qu’à la lumière de ses engagements politiques, cela ne signifie cependant pas du tout qu’il aurait fait de la philosophie un instrument pour des luttes dont la nature et les formes seraient, elles, demeurées inchangées. Son questionnement, au contraire, l’entraînait sans cesse à interroger les modalités de ses engagements politiques, et son intérêt pour des luttes comme celle de Notre Dame des Landes tient bien aussi à une forme d’expérimentation de moyens de luttes, et il avait des discussions fort animées avec certains soutiens des Zadistes (en particulier certains proches du mouvement de Tarnac, dont Philippe jugeait qu’ils avaient parfois trop tendance à « faire la leçon » aux activistes de la région nantaise, sans tenir suffisamment compte des particularités locales de toute situation). D’ailleurs, si Michel Foucault est un auteur qui a beaucoup compté pour Philippe, c’est bien le signe qu’il ne cherchait pas, dans la philosophie, la simplicité pour ses engagements – tout le travail de Foucault sur le pouvoir, au contraire, tend à rendre caducs les schémas révolutionnaires traditionnels et confortables, fondés sur une conception du pouvoir sur le modèle de la souveraineté. Contre cette simplification, Philippe était au contraire très attentif aux modes de subjectivation que produisait le pouvoir, ainsi qu’à la recherche de moyens d’enrayer, ou de déjouer ces productions, comme en témoignent également ses écrits. On peut dire qu’il aura fait un usage de Foucault (mais aussi de Guattari, et de quelques autres), en fonction des besoins indissociablement théoriques et pratiques liés aux situations actuelles, que Foucault (ou Guattari, et quelques autres), par définition, ne pouvait connaître – ce qui est la meilleure manière de rendre hommage à une pensée.

Pour en revenir à ce week-end de mai de l’an dernier, à Quimper, l’occasion de ce passage de Philippe, dans le Finistère, était liée à la « Fête de l’autogestion » que la section CNT de Quimper, dont je suis adhérent, avait organisée (Philippe avait d’ailleurs lui-même participé à l’implantation de la CNT, à Nantes, en 1995). Il était venu y parler de la lutte des Zadistes de la région nantaise s’opposant à la construction de l’aéroport de Notre Dame des Landes – l’autogestion était prise en un sens large lors de cette manifestation, concernant plutôt ici l’auto-organisation des luttes, dans la durée. Philippe avait accepté, aussitôt après que je lui en avais fait la proposition, de participer à cette journée, d’autant que les pratiques d’autogestion étaient loin de lui être étrangères, lui qui s’était impliqué, à Nantes, dans la création d’un lieu autogéré, nommé « B17 » – et il était venu, comme à son habitude, avec une foule de livres, brochures, tracts, gratuits ou à des prix très modiques, traitant de questions multiples, avec, il faut le dire, une nette orientation libertaire. Je me souviens de ce sigle B17, qui m’avait intrigué, lorsqu’il m’en avait parlé à Istanbul, en marge du colloque auquel nous participions, en décembre 2013 – si les détails m’échappent à présent, le sigle est resté. Et je l’associe d’autant plus à Philippe que c’est en Turquie que j’ai vraiment fait connaissance avec lui, notamment lors de longues discussions que nous eûmes dans la chambre que nous partagions – la présence de Philippe participait de cette joie qui irriguait pour moi ce colloque d’Istanbul (il est vrai que j’étais alors en train de tomber amoureux d’un garçon présent aussi à Istanbul, et que ma joie lui devait aussi beaucoup – mais Philippe, du moins je le crois, attentionné, « et connaissant mon cœur », n’ignorait rien de cet amour naissant, raison pour laquelle les deux événements, en leur lien à ce lieu et à ce moment, relèvent pour moi de la même sphère d’affects).

On pourrait continuer à évoquer Philippe, et on le fera ce week-end, chacun ayant ses propres souvenirs, chacun ayant eu sa façon singulière de croiser sa route. Je veux au moins finir ici en lui adressant un salut fraternel par-delà les espaces, par-delà le temps, depuis le lieu de ma mémoire affectée. Un salut libertaire aussi, puisque à l’ami qui est parti, je ne peux que souhaiter, encore et toujours : Ni dieu, ni maître !

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