Joachim Dupuis, Petite introduction aux gestes parasitaires du cinéma

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A Alain Brossat

Dans le cadre de cette journée de présentation du colloque, mon objectif sera double.

D’abord, dégager les conceptions du geste qu’à élaborées Walter Benjamin (dont une est exclusivement propre au cinéma), puis montrer que l’on peut les articuler ensemble pour proposer une vision libératrice ou émancipatrice du cinéma. En effet, si Walter Benjamin souligne et insiste, notamment dans son livre L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, sur la terrible logique normalisatrice du cinéma – que ce soit du côté des acteurs, du montage, des appareils, ou du récit -, c’est parce qu’il entend montrer que le cinéma est gouverné par une vision patricienne (festivals de stars, cinéphilie, vision bourgeoise ou idéologique de la culture). Depuis surtout les années 60, la « critique » cinématographique spécialisée – même pavée des plus belles intentions – s’est dotée d’un discours psychanalytique qui n’a fait que renforcer davantage cette vision patricienne du cinéma. Il nous semble pourtant que Benjamin propose aussi les moyens d’une émancipation, même si pour cela, il faut opérer tout un travail de ré-articulation de ses concepts, par delà les champs qu’il a investis. C’est ce que nous proposerons à travers le concept de geste parasitaire.

Les trois fonctions du geste

Pour plus de simplicité, je partirai de l’usage habituel de la notion de geste. Le Larousse donne la définition suivante du mot geste : « mouvement d’une partie du corps, ou du corps entier porteur ou non de signification ». Cette définition est commode, car elle fait bien apparaître que le geste est de l’ordre du signe. S’il y a du signe, quand nous effectuons un geste, c’est que la société a codé un grand nombre de gestes que nous faisons. Le geste voit sa signification déprendre de la société, c’est-à-dire qu’un même geste (un rictus du visage, par exemple) pourrait n’avoir pas la même signification d’un point à un autre du globe. On peut aussi considérer un ensemble de gestes comme codant eux-mêmes des gestes plus complexes (comme dans le langage des signes).

Mais on voit aussi très vite les limites d’une pareille définition, comme le laisse suggérer le possible non fonctionnement du geste relativement au code. Si le geste n’a pas toujours de signification, qu’en est-il alors ? Est-il alors un signe vide ? Par exemple, que dire du geste de Pierre Rivière, ce paysan qui, un matin de 1835, égorge sa mère, sa sœur et son frère avec une serpe, ou du geste de Roberto Succo qui étrangle, aussi un autre beau matin, sa mère et son père ?

On dira, d’une part, que l’on peut considérer ces « individus », comme dit la police, comme des « monstres » : le monstrueux incarnant, selon Aristote, ce qui n’a pas de cause finale1, mais ce qui semble un acte imprévisible, un aléa, un acte hasardeux. Mais d’autre part, la société (en l’espèce les experts psychiatriques) ne peut laisser ces actes « impunis », et au-delà de la loi (jugement qui implique une comparution, une analyse des faits), elle va s’empresser de mettre dans une case leurs actes, c’est-à-dire les fixer dans l’horizon d’un discours ; c’est ce qu’on peut appeler, avec Foucault, la prise de l’individu par la normalisation : l’acte étant en quelque sorte pensé relativement à une norme, et devient donc un geste normalisé2.

Qu’importe que la normalisation soit familiale, sociale, car elle est avant tout toujours politique, l’acte s’inscrira dans les mailles du pouvoir. Le geste de Roberto Succo est donc plus qu’un geste-signe, il sera finalement attrapé par le filet des dispositifs de pouvoir ; et cette prise, cette capture de son geste par les pouvoirs est aussi une manière de justifier la prise sur son corps : son emprisonnement. Le geste « doit » (s’il n’a pas de signification) entrer donc toujours entrer dans le champ d’action d’un dispositif qui normalise l’individu pour le remettre dans les gestes que la société accepte. Ces gestes monstrueux n’auront donc aucun salut en dehors de la norme, et c’est pourquoi l’histoire a gardé d’eux l’image de « parricide » ou de « matricide » : elle les a réduits à leurs gestes.

La norme, c’est qui « identifie », éclaire l’acte plutôt qu’il ne « l’explique », il l’implique dans un dispositif : le sens du geste aura beau être incompréhensible en lui-même (ne renvoyant à rien de social), il faudra le ramener à une défaillance dans la mise en place du dispositif. On ne peut justifier le parricide, qui est une atteinte à la famille, mais on peut requalifier le geste de parricide comme une défaillance de l’application des savoirs sur l’individu. On ne cherchera donc plus le sens de l’acte, mais à comprendre ses effets relativement au dispositif qui devait l’empêcher.

Cependant, malgré tout, on peut aussi considérer le geste de ces monstres autrement. Ainsi par exemple, lorsque Bernard-Marie Koltès considère l’affiche de Roberto Succo, au sortir du métro qu’il prend tous les jours, l’idée lui vient d’écrire un livre sur son geste.

La pièce qu’il crée s’intitule « Roberto Zucco ». Le changement de nom illustre assez bien la volonté de Koltès de ne pas entrer dans la logique sociale, qui fait de Succo un monstre précisément. Zucco est le nom (propre) que donne Koltès à ce personnage qui commet les mêmes actes que Succo, mais qui pour autant ne se réduisent pas au criminel : il apparaît plutôt comme un être volatile, imperceptible, un fantôme ou revenant. Zucco est moins un personnage qu’un geste qui nous met en tension et qui met en tension les autres personnages. On a une impression de trouble à chaque apparition ou disparition de Zucco.

On peut considérer que de notre point de vue de lecteur, que cette « mise en tension » que crée le personnage, est un affect que nous éprouvons et qu’éprouvent les personnages. Un affect n’est pas un simple sentiment ou une émotion déterminée, c’est juste un affect nous tient par sa « tension », comme si nous faisions face à quelque chose que nous ne pouvons véritablement déterminé et qui nous trouble par sa présence. Cette manière de considérer les mouvements de Zucco (évasion initiale, saut final du haut des toits de la prison) est à mettre en relation clairement avec la « mythologie »3 : ce que semble suggérer la citation (indienne) en exergue à la pièce et dont des morceaux sont cités dans la scène finale.

Les gestes de Walter Benjamin

On peut retrouver cette tripartition du geste (signe-norme-affect) au sein de l’œuvre de Walter Benjamin, qu’il développe précisément, mais séparément, avec sa conception du langage, du cinéma et de la littérature, quasiment au même moment – aux alentours de 1935.

La conception du geste-signe peut trouver une formidable formulation dans les textes de Benjamin sur le langage et la sociologie4.

Le principal apport de ces textes se trouve dans sa critique des traditions aristotélicienne (mimesis) et Joussienne (mimisme). Benjamin offre une vision physiognomonique du langage : l’homme se dégageant de son rapport à la nature, crée ses propres signes qui évoluent historiquement. Benjamin soutient contre Aristote que ce n’est pas en tant qu’être vivant par rapport à un autre que l’homme s’affirme, c’est par rapport à la nature tout entière, et contre Jousse (qu’il n’a lu qu’indirectement, il est vrai) que c’est dans une dynamique historique que les jeux de l’homme avec la nature s’élaborent. En un sens cette conception du signe permet de comprendre comment on échappe aux thèses naturalistes du langage.

La conception qui nous intéresse particulièrement chez Benjamin, c’est le second concept de geste : le geste normalisé et normalisateur du cinéma5. WB développe une conception marxiste du cinéma, car il s’attache avant tout aux appareils qui le font fonctionner. Pour rendre plus claire son approche, on peut dire que le cinéma est pensé selon quatre pôles ou catégories (F, U, M, T).

J’emprunte la dénomination de ces catégories à Félix Guattari que je remanie. Les flux, les univers, les machines et les territoires sont des notions que Guattari utilise dans ses Séminaires des années 80 ; je les remanie en ce sens que je ne garde pas la cartographie qui les fait fonctionner, et que je les adapte à l’image cinématographique. Les flux sont des composantes de l’image (coupures/raccords), c’est précisément le montage du film ; les machines, c’est tout l’appareillage du cinéma (caméra, appareil de projection, grue…) ; les univers, c’est ce qui concerne l’action principale et le récit ; les territoires, ce sont les rapports de pouvoir (spatio-temporalité) qu’il y a entre spectateur/personnage ou acteur/réalisateur.

Le cinéma est donc envisagé par Benjamin relativement : a) aux machines concrètes qui le font exister (appareil d’enregistrement, comme la caméra, appareils de projection, etc.) ; b) au récit que le film narre ; c) aux flux (coupés, reliés…) du montage qui effectue un travail sur l’image, ou un certain tri des images et des sons ; d) aux rapports territoriaux qui ont lieu entre les différents participants du film (division du travail).

Ainsi, lorsque Benjamin parle de la « structure dialectique du film », il fait front à la fois sur le plan des flux et sur celui du récit, il montre que les images sont inscrites dans un procès de défilement qui fonctionne comme une chaîne de production : chaque image est l’équivalent d’une « marchandise » (dans le discours marxiste) perçue comme « fétiche », puisque nous en méconnaissons les « causes » (la production) à ce moment-là, et elles viennent m’envelopper comme autant de « chocs successifs », se présentent donc à moi, dans un défilement continu et discontinu.

Mais Benjamin s’intéresse aussi au plan des machines et des territoires : sur le plan des machines, l’appareil de la caméra qui est perçu comme un instrument qui soumet l’acteur à un « test » et ce plan est organisé aussi selon la question des territoires. Cette logique fait qu’une prise de vue peut être indéfiniment répété jusqu’à obtenir ce que la « production » veut, comme si les gestes mauvais du spectateur pouvaient être éliminés, gommés, effacés, en ne montrant que ceux qui ont plu. Le geste normalisé est donc celui qui est soumis à des appareils, mais guidé par la main du réalisateur (ou cadreur pour le réalisateur).

Benjamin, cependant, va plus loin encore. Il dote le geste normalisateur d’une dimension supplémentaire.

Les innervations du film (tissus et parasite)

Le travail des catégories se couple avec une logique quasi-biologique du film. Le film est pensé comme un « organisme », selon une conception qui n’est pas sans rapport avec la tradition du Bauhaus (cf. les travaux de Moholy-Nagy, Kepes, que l’on retrouve aussi dans les écrits de Saul Bass). Le concept d’innervation – que Benjamin emprunte à la physiologie du 19e siècle – suggère que le cinéma n’est pas seulement pensé par rapport à la logique marxiste. Les appareils ne sont pas seulement des « mécaniques », mais fonctionnent aussi comme des « organismes » capables de laisser passer un flux de mouvement, de le diffuser, d’ « innerver », donc, son propre corps comme celui du spectateur (tissus).

C’est cette logique d’ « innervation » doit être comprise comme plus ou moins développée dans un film. WB fait une distinction, qui semble n’avoir pas reçu toute l’attention qu’elle méritait, entre les gestes qui relèvent d’ « innervations infimes » et les gestes qui relèvent d’une « innervation humaine ». Cela veut dire que l’innervation est plus ou moins pleine, plus ou moins totale. Les deux dénominations ne sont pas équivalentes. L’innervation humaine, vue comme émancipatrice, est liée aux « révolutions »6 : elle est dite « humaine », parce que dans la tradition juive, ce qui est humain renvoie plutôt à une valeur positive, à une valeur morale (Mensch).

Par contre, les « innervations infimes » semblent concerner plutôt les films qui n’individualisent pas, qui laissent les masses à leur valeur humaine la plus basse. C’est pourquoi lorsqu’il fait intervenir ce concept, dans son sens le plus bas (« innervations infimes »), WB parle d’un cinéma qui porte aux « psychoses collectives » dont les films de Disney ou les films de Chaplin7 seraient un bon exemple. Le fait est que cette innervation de degré minimal arrive à soulever un intérêt chez les spectateurs, à les égayer, les ravir ou leur faire peur, mais ne provoque pas en eux une autonomie morale, une sorte de dépassement de sa condition d’aliénation.

On retrouve là des aspects qu’Eisenstein a aussi pointés en parlant à propos de Disney de « plasmaticité »8, qui suggère un geste toujours en déformation, chaotique (métamorphoses des personnages) et qui crée « l’enthousiasme ». Les images fonctionnent donc comme quelque chose proche de l’effet mimétique qu’Aristote reconnait dans le cadre politique (cf. Les politiques): l’enthousiasme. Concernant Chaplin, ce seront ces gestes caractéristiques (du corps, de ses mains avec la canne – rotations diverses et varies) qui semble retenir l’attention, et qui par leur répétition « amusent » les gens9.

Reste que cette logique du geste d’innervation minimale permet de modifier les articulations entre les flux d’images : celles-ci apparaissent moins chaotiques (l’idée de chocs), mais, par la reproduction des mêmes gestes de l’acteur, crée une sorte d’habitus. Nous nous attendons à voir ces gestes, nous les recherchons. La dépendance à la normalisation en est donc accrue.

Pour éviter cela, il faudrait que l’innervation soit maximale, qu’on ne s’attende pas à ce qui va se jouer, qu’à la limite, les gestes soient plus complexes encore, en un sens marqués du sens de l’incomplétude. Mieux il faudrait penser le parasitage de l’affect avec le geste normalisateur, comme si un parasite venait habiter le corps de l’image ou même l’organisme du film pour s’y développer.

La notion d’innervation humaine, on la trouve justement plutôt chez Benjamin du côté de la littérature, précisément dans son texte sur Kafka10.

L’innervation humaine, c’est le geste d’émancipation, qui permet la réappropriation du corps du lecteur. Que faut-il entendre par là ? Encore une fois, il ne s’agit pas de comprendre le geste du personnage  – comme acte de cognition ou comme acte sensuel – que le lecteur devrait pouvoir re-faire, puisque le geste est au niveau des visages, et que les visages sont des micro-expressions qui nous saisissent, nous médusent, nous arrachent à la mécanique de notre corps, à nos habitus, en nous portant à une imagin-action.

Les visages, dont Deleuze dit qu’ils sont pur affects, sortent de toute détermination spatio-temporelle. Ils nous mettent hors du temps social. C’est ce qui dans les livres ou les dessins de Kafka nous intrigue, nous met en tension, nous arrache justement à une détermination purement référentielle du personnage. Le personnage nous porte à nous mettre en circuit avec nous–mêmes ; il nous porte à nous couper des flux d’images (marchandises) – clichés littéraires ici – en pénétrant « ces gestes ». Comme s’ils étaient des trous, ils viennent interrompre, mettre à distance les flux normalisateurs, nous sommes renvoyés non à nous–mêmes, en tant que consciences de soi, (mimesis), mais troués. Les gestes d’affect nous trouent, créent en nous une béance incommensurable, que rien ne peut combler (les images qui suivent les gestes-affects ne sont pas sur le même plan qu’eux, ils ne peuvent donc ajointer, ressouder les tissus de l’image ; ça saigne comme une plaie ouverte qui ne se referme pas).

Les expressions de visage ne sont pas reproductibles, car nous coupons avec cette mimesis du film, nous rompons avec elle, nous sommes pris dans une béance : le visage comme trou.

Vers les gestes parasitaires du cinéma

Benjamin n’a pas vraiment su voir comment le cinéma pouvait être capable de nous porter au-delà de la reproduction des gestes sociaux (qu’ils soient ceux de Chaplin, ou d’un autre), mais il a pensé que le cinéma pouvait exprimer aussi dans les images quelque chose d’« immémorial ». C’est comme s’il avait désiré ce geste cinématographique des profondeurs sans le trouver dans le cinéma de son époque.

L’exemple du premier film de Chaplin aurait pu lui donner les clefs d’une conception qui permet de nous émanciper déjà avec une grande force, avec et par le cinéma11.

Qu’on se souvienne du film Kid Auto Races, in Venice, California d’Henry Lehrman, produit en 1914. Dans ce film, on retrouve les catégories que nous avons mis en œuvre (puisque ce sont de toute façon les catégories du cinéma) mais au lieu de fonctionner comme au niveau des gestes-signes ou des gestes-normalisés, elles tendent à s’infléchir pour nous porter vers un geste émancipateur (affect). Or ce qui permet justement ce rebouclage des gestes, ce parasitage des gestes, c’est un vagabond, c’est l’étonnement d’un vagabond devant une caméra filmant des enfants (riches) en lice dans une course de voitures. C’est la première apparition à l’écran et devant la caméra de Charlot.

1) Si la caméra dans le film cherche à exclure, à refuser les gestes furtifs de Charlot, c’est pour mieux inclure les images de la course.

2) L’intérêt de ce film muet, ce n’est pas la course, le récit des aventures de tel ou tel enfant, c’est l’action de Charlot : c’est donc la manière dont la caméra (de télévision) est sans cesse accaparée par la présence de cet individu qui vient littéralement la parasiter, donc parasiter l’image des spectateurs de la course (que nous sommes aussi) et qu’à chaque fois le caméraman (ou un spectateur de la course) tente d’exclure

3) Sur le plan des « territoires », on a aussi une sorte de différend réel entre le réalisateur (Lehrman) – qui se demande quel intérêt il y a à filmer un vagabond dans une histoire de courses – et l’acteur lui-même (Chaplin), dont l’animosité traverse presque le film. La tension est d’autant plus forte que l’un cherche à exclure l’autre, alors que l’autre cherche à s’inclure dans ou devant l’image.

4) Enfin le film se termine par un « gros plan » du visage (accompagné de mimiques grotesques), qui est aussi l’équivalent d’un affect : celui-ci vient en quelque sorte créer chez le spectateur une sorte d’émotion inattendue, incommensurable (avec ce qu’il est censé regarder – la course) puisque l’histoire qu’on lui propose se termine par une physionomie immonde, qui vient fracturer son spectacle.

On le voit tout se passe dans cet exemple comme si Charlot, le vagabond, le représentant de la plèbe se voyait exclu de l’image mais qu’il menait un combat pour venir habiter l’image, la parasiter ! C’est donc du point de vue Benjaminien en couplant, mettant en circuit deux gestes que l’on aurait précisément une innervation pleine, humaine au cinéma.

Ainsi reconsidérés, les deux gestes de Benjamin, peuvent être envisagés, articulés ensemble et former un « geste parasitaire ». Le geste parasitaire est à la fois ce qui vient habiter le film (ses tissus) comme un parasite, et ce qui vient interférer avec le spectateur (affect). L’adjectif « parasitaire » a été choisi car il permet de penser cette ambivalence, ou couplage « physico-biologique » de l’affect avec les gestes de la normalisation du film.

Dans un travail antérieur (avant d’en venir à Walter Benjamin), j’ai pu élaborer quelques pistes autour des génériques de Saul Bass, pistes qui mettent à jour le concept de geste-vampire. Le geste-vampire est un des gestes parasitaires. Il passe lui non par les gestes de l’acteur (visage) mais par le montage (qui d’ailleurs peut produire un visage, en tous cas une tension).

J’ai développé notamment cette idée que le générique est un « affect »12 (pensé originellement par Bass à partir du « montage graphique » d’Eisenstein) et j’ai émis l’hypothèse – qui s’est vérifiée – qu’il pouvait venir parasiter un film. C’est le générique Vertigo qui va servir de matrice au parasitage de nombreux films et courts-métrages. Par exemple, le parasitage du film par le générique (Vertigo) apparaît avec la fameuse « scène de la douche » dans Psycho13 qui est le fruit d’une collaboration entre Saul Bass et Alfred Hitchcock, mais se donne comme geste-fantôme.

Le générique de Vertigo emprunte lui-même à la plèbe, via les gestes du vampire, qui ne renvoie pas à la figure aristocratique du Comte Dracula, mais à une manière de produire (un montage) un film d’horreur genre populaire s’il en est.

*

Nous envisagerons dans la suite de ce colloque, en décembre, l’esquisse d’autres gestes parasitaires que le geste-vampire et le geste-fantôme – nouant l’affect au geste normalisateur, ou pour le dire autrement faisant naître un geste-parasite au sein de l’innervation du film – notamment avec les gestes de Georges Romero et ceux de John Carpenter, que la critique du cinéma, patricienne, renvoie au cinéma de genre (notamment cinéma d’horreur ou fantastique).

Ainsi nous espérons montrer l’étendue de la puissance des gestes parasitaires.

1Aristote, « De la Génération des animaux », Livre I.

2Pour une belle démonstration de ces subordinations de gestes ou de ce caractère subalterne du geste, je renvoie au beau livre d’Alain Brossat : « Les serviteurs sont fatigués, les maîtres aussi ».

3Mais il ne faut pas se méprendre. La mythologie de ces gestes n’est pas une façon de les re-territorialiser sur un discours religieux. Bien plutôt, la citation est plutôt une sorte de parole (muthos) détachée, déconnectée de son contexte (rien ne relie Succo/Zucco à l’Inde, à sa manière de voir le Soleil), mais une parole parasite, qui justement a pour rôle d’empêcher toute dissolution dans un discours psychiatrique. En effet, Koltès voulait nous prémunir de toute interprétation de la mort du héros en termes de suicide (dont les causes seraient faciles à formuler : insupportabilité du dispositif concentrationnaire) ; c’est pourquoi Zucco aspire à vivre sa dissolution dans le soleil.

4Il y a trois textes importants sur le langage : « Sur le pouvoir d’imitation », Œuvres II ; « Théorie de la ressemblance » ; « Problèmes de sociologie du langage », Œuvres III.

5C’est dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction technique quel’on trouve déployée cette idée. Il existe quatre versions de ce livre (1935-1939). Je renvoie aussi au livre de Bruno Tackels : Walter Benjamin – une vie dans les textes ; et à un article très intéressant d’Alain Naze qui m’a beaucoup inspiré : Alain Naze, «Ni liquidation, ni restauration de l’aura. Benjamin, Pasolini et le cinéma», Revue Appareil [En ligne], Articles, Varia, mis à jour le : 14/01/2009, URL : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=711.

6On retrouve cette ambiguïté dans les écrits du philosophe. Comme dit Benjamin : «  Les révolutions sont les innervations de l’élément collectif ou, plus exactement, les tentatives d’innervation de la collectivité qui, pour la première fois, trouve ses organes dans la seconde technique », ce qui suggère un cinéma potentiellement libérateur. Mais Benjamin dit aussi dans Franz Kafka : « au cinéma, l’homme ne reconnaît pas sa propre démarche, sur le disque, il ne reconnaît pas sa propre voix ».

7Précisons qu’à part une lettre (47) d’Adorno à Benjamin, nous ne pouvons savoir si Benjamin connaissait autre chose parmi les films de Chaplin ou avec Chaplin que Les Temps modernes.

8Voir le livre d’Eisenstein : Disney.

9On ne peut manquer de souligner ici le manque de précision de WB, concernant les exemples. On ne sait pas quel film il a pu voir (alors que pour les œuvres littéraires il est capable de préciser le moindre mot), et surtout l’idée qu’il évince la dimension d’ « affect » du visage, pourtant noté par Eisenstein comme ce qu’il y a de plus intéressant  chez Chaplin: il a un visage d’enfant. Cf. Eisenstein, Chaplin.

10Voir l’essai aussi magnifique que profond de Walter Benjamin : Franz Kafka, Œuvre II, p.410-453.

11De sa correspondance, on peut supposer qu’il connaissait Les Temps Modernes, mais qu’il n’a pas vu le film dont nous parlons.

12Malgré les apparences, je ne prends pas ce terme de la tradition psychanalytique qui m’horripile.

13Nous renvoyons également le lecteur à un livre que nous envisageons de faire paraître en 2014 : Petite histoire de la douche au cinéma  depuis « Psychose » – qui sera un long développement d’un des chapitres de notre thèse (thèse sur Saul Bass qui sera bientôt soutenue à l’université Paris 8).

 

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