Tony Ferri, Archéologie de la plèbe : la fondation des régimes d’exception

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L’inégalitarisme antique

 L’organisation de la cité antique est fondamentalement inégalitaire. Elle ne connaît pas l’idée d’homme, elle ne repose pas sur un principe de ressemblance entre les individus qui la composent. Loin que les membres de la cité se reconnaissent entre eux comme des semblables, ils appartiennent tous, de nature, à des rangs sociaux distincts, à des castes irréconciliables. Ils acceptent spontanément leur statut de supérieur ou d’inférieur, parce qu’ils pensent qu’il coule dans leur veine, qu’il traduit même une différence « de sang ». Autrement dit, sur le plan de la perception du vivre-ensemble, l’écart qui sépare les sociétés antiques de nos sociétés occidentales d’aujourd’hui se mesure symboliquement à la manière différente dont se trouvent affectées, comprises les activités qui mettent les individus en relation les uns avec les autres, comme celles de sentir, de penser et d’agir au sein d’un monde saisi comme commun. C’est pourquoi, il y a lieu de penser que les Anciens crurent à la naturalité de l’esclavage, comme les Modernes croient aujourd’hui à l’égalité politique des individus ; que, sur le plan de la compréhension immédiate des rapports sociaux, les Anciens entretinrent des relations entre eux selon la modalité du dissemblable, tandis qu’aujourd’hui le sentiment démocratique, largement partagé, intériorisé, donne à voir en autrui, immédiatement, un semblable. Il peut être rafraîchissant de rappeler que les relations au sein du groupe sont puissamment orientées, colorées par les valeurs sociales, la structure politico-religieuse, l’époque. N’allons donc pas croire que nous sommes meilleurs ou plus intelligents que nos prédécesseurs, et ne taxons pas trop vite nos aïeux d’incapacité au progrès, avant d’avoir tenté nous-mêmes de prendre conscience de nos défaillances et de nos égarements contemporains.

 Si, sous l’Antiquité, l’esclavage a perduré pendant des siècles et a tant affecté la diversité des communautés, s’il remonte à la nuit des temps, du moins au début même de la constitution des cités, si on le trouve comme coutume ou comme institution jusque chez les patriarches (Abraham, Isaac, etc.), c’est qu’il caractérisait un des piliers de la fondation de la société antique, en révélait un de ses fondements premiers, et imprégnait toutes les sphères de l’organisation sociale :

 « Ce que nous voyons chez les patriarches existait aussi, nous le pouvons supposer, chez les peuples qui, dans ces temps reculés, partageaient le même genre de vie. Nous retrouvons les mêmes coutumes à tous les âges de la vie nomade, sous des formes plus ou moins dures, selon le caractère des peuples : chez les anciens Scythes, qui crevaient les yeux à tous leurs esclaves, dit Hérodote, afin de les employer à traire le lait dont ils font leur boisson : peut-être aussi pour les retenir esclaves dans cette liberté naturelle du désert ; chez les Mongols, chez tous les peuples qui, selon l’expression d’Hérodote, n’ont pas d’autre maison que leurs chariots […] L’esclavage était donc un fait ancien déjà et sanctionné par la coutume, quand les hommes, formant des sociétés plus considérables, en réglèrent les conditions par des lois ; et partout, sur les rives de l’Euphrate comme chez les peuples de l’Iran, en Égypte, dans l’Inde, en Chine, les législateurs ont reconnu l’esclavage » (voir H. Wallon, Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité, Paris, Éd. Robert Laffont, 1988, p. 89-90).

 Où l’on voit qu’en dépit de la diversité culturelle, l’esclavage antique se présente comme ce qu’il y a de commun entre les communautés radicalement variées d’Occident et d’Orient, et, si le terme ne revêtait pas quelque anachronisme, il ne serait pas fantaisiste de l’associer déjà à quelque chose qui fût de l’ordre d’une mondialisation structurelle…

 Si la cité antique formait une société puissante, stable, solide, pérenne, c’est que son organisation politique n’avait d’autre équivalent que celle exprimée, dans nos sociétés modernes, par la conjugaison des forces à la fois de l’État et de l’Église. Elle jouait un rôle de structuration théologico-politique et de socialisation à travers les distinctions et les inégalités qu’elle formait, à travers les croyances qu’elle véhiculait, le culte qu’elle rendait aux dieux. On s’interdit de comprendre quoi que ce soit de la cité antique si on la défait de l’ordre théologico-politique ou divin auquel elle se rattache, en réalité, de manière indéfectible.

L’élément de domination inhérent à la cité antique

Les distinctions et les inégalités inhérentes à la cité antique s’enracinent primitivement dans la célèbre figure du pater, à partir de laquelle se compose, comme chacun sait, celle, non moins célèbre, du paterfamilias. L’inscription des inégalités naturelles dans la figure du pater signifie que la première des distinctions, qui aura un si profond retentissement dans toute la société antique, concerne la formation même de la famille. Autrement dit, l’inégalité originelle et structurelle de l’organisation de la cité se fonde sur le familialisme antique, elle en relève même, au double sens où elle y prend son point de départ d’abord, et où elle s’en sépare ensuite pour étayer l’organisation des différentes strates de la société, du stade du « petit » maître à celui, grandiose, de la prêtrise et de la magistrature. Il est important de souligner que la distinction de classes, entre les inférieurs et les supérieurs, au sein de la famille, se répercute dans la cité. Ajoutons que, si la première inégalité est d’ordre familial, ce point est assez bien rendu par l’étymologie latine du terme pater, qui renvoie à l’idée de père, mais de père en tant qu’il est affecté d’une puissance ou d’une maîtrise – il ne s’agit donc pas, comme nous le verrons, d’un simple géniteur sans droit, bien au contraire. On s’en convaincra si l’on se rappelle que le terme patricius dérive du mot pater et qu’il a concouru à former, en français, le mot patricien, et même celui de patron. En quoi réside précisément la puissance du pater ?

  Le pater a d’autant plus de puissance qu’il est à la tête d’une famille dont le trait caractéristique est qu’elle possède de nombreux serviteurs. Plus une famille, conduite par la figure maîtresse du pater, a sous sa main une myriade de serviteurs, plus grande est sa distinction, et plus influent est son rôle qu’elle est appelée à jouer au sein de la cité. La noblesse du pater s’illustre remarquablement par le fait qu’il détient le luxe de « se payer » de la domesticité. Les domestiques, appelés, comme chacun sait, tantôt les « clients », tantôt les « thètes », selon les lieux, sont à l’opposé des patriciens, par cela seul qu’ils désignent une classe inférieure d’individus. Par suite, ce statut subalterne émane de ce que, aussi loin qu’on tente de remonter la généalogie du client, il est pour le moins impossible de dénicher, dans son lignage, un ancêtre, un aïeul qui soit un pater. La supériorité du pater repose donc sur le fait qu’il vient lui-même d’un pater. Où l’on voit qu’avec cette structure familiale s’articulant autour de la force de commandement du pater, l’aîné est appelé à jouer lui-même un jour le rôle du pater, après la disparition de l’aïeul. Le privilège d’être pater est, ni plus ni moins, en son fondement, un privilège d’héritage et de succession.

 Afin de préciser davantage encore le caractère dominant des patres sur les clients, il peut convenir de traiter la question inversement, ou de manière privative, c’est-à-dire en mettant en relief ce dont étaient privés les clients, en raison même de leur condition subalterne. Pas moins de trois aspects fondamentaux sont, à cet égard, à souligner :

 – en premier lieu, le statut du client est si subalterne qu’il ne peut accéder à la propriété. Comme il ne peut devenir propriétaire, les terres dont il est susceptible de jouir ne sont rien que celles que le pater consent à lui prêter pour qu’il les cultive à son profit. A la mort de son client, le patron récupérera, à coup sûr, son bien foncier. Mais ce n’est pas tout : le client ne possède pas, en propre, d’argent, il ne peut échanger ou faire commerce en son nom, mais seulement par procuration, par l’intermédiaire du patron. L’argent dont dispose le client peut être, en toutes circonstances, saisi par l’autorité du maître. Voici ce que conclut l’historien Fustel de Coulanges à ce propos :

« C’est en vertu de cette règle antique que le droit romain prononce que le client doit doter la fille du patron, qu’il doit payer pour lui l’amende, qu’il doit fournir sa rançon ou contribuer aux frais de ses magistratures » (voir Fustel de Coulanges, La cité antique, Paris, Librairie Hachette, 1952, p. 273) ;

– en second lieu, l’infériorité naturelle du client se matérialise emblématiquement par son incapacité originelle à rendre le culte, à rendre hommage à une quelconque divinité. Cette privation à elle seule suffit à montrer la condition très inférieure du client, si l’on se souvient que, dans la haute Antiquité, rendre un culte, prier, assumer la fonction de prêtre, etc., relevait d’un droit héréditaire, et assignait décisivement à chacun la place qu’il devait occuper au sein de la communauté. Avant les transformations que connaîtront les cités antiques à mesure qu’elles s’approcheront de leur déclin, il est de fait que chaque famille honorait une divinité, et que chaque divinité domestique marquait la famille de son empreinte, de sa noblesse, et lui ouvrait des droits incommensurables. En d’autres termes, ce dont était privé le client, ce dont il était tenu à l’écart, c’était du droit de sacerdoce et de culte. Et le fait même de n’avoir pas la jouissance de conduire les cérémonies religieuses ou d’orchestrer les sacrifices le maintenait dans une condition si inférieure que de cette condition était absente la possibilité même d’exercer la moindre autorité. Tout au plus pouvait-il, sous l’autorité du patricien, assister aux cérémonies et recevoir les bienfaits du culte. Où l’on voit ainsi que la religion faisait l’objet, elle aussi, d’un bien patrimonial, comme le souligne l’historien :

« La tradition sainte, les rites, les paroles sacramentelles, les formules puissantes qui déterminaient les dieux à agir, tout cela ne se transmettait qu’avec le sang (…) Les patriciens ou eupatrides avaient le privilège d’être prêtres et d’avoir une religion qui leur appartînt en propre » (voir, Fustel de Coulanges, La cité antique, op. cit., p. 274) ;

– en troisième et dernier lieu, pendant longtemps, seuls les patres pouvaient être citoyens à part entière, parce que précisément la citoyenneté découlait directement de la possibilité d’honorer des dieux. Le pouvoir domestique de rendre un culte au sein de sa maisonnée, avec l’assistance des siens (famille et esclaves), et le pouvoir politique du citoyen étaient enchâssés l’un dans l’autre. Selon cette configuration, il y avait un déséquilibre patent entre le nombre de citoyens, qui formaient un petit groupe, et celui des clients, qui constituaient la foule anonyme. Les chefs de famille, en tant que patres et citoyens, exerçaient aussi les fonctions de chefs de la cité (gouvernants, magistrats, jurisconsultes à Rome, etc.). Pareillement, seuls les patriciens pouvaient siéger au sein des assemblées délibératives, tandis que les clients, quand ils y apparaissaient, ce ne pouvait être qu’au titre d’une invitation de leur maître. A l’intérieur d’un comice, lorsque le maître demandait un avis à ses clients, il ne se pouvait pas qu’ils donnassent un autre avis que le sien, sous peine de représailles.

A l’issue de cette présentation, il appert que le statut du client avait toutes les caractéristiques de l’infériorité inhérente à son rang, à sa nature, à son sang. En tant qu’esclave, en tant qu’il était placé sous l’autorité d’un maître et en tant qu’il était mis à son service, il jouait un rôle important dans l’architecture de la cité antique. Il était l’instrument de la puissance du pater, qui avait besoin de lui pour asseoir son pouvoir, organiser le travail et perpétuer sa lignée. Patriciens et clients composaient indistinctement le peuple de la cité. En revanche, il y avait une autre catégorie de population, qui était au-dessous de celle des clients, et qui était, à ce titre, montrée du doigt et totalement exclue de la cité, à savoir la sous-classe qu’on nommait la plèbe. Les plébéiens étaient considérés comme si bas dans l’échelle de la société que faire d’eux des esclaves était encore une manière délicate de les tolérer et de les bien traiter. A la vérité, ils n’appartenaient pas au peuple de la cité, comme le rappelle l’historien : « Le peuple comprenait les patriciens et leurs clients ; la plèbe était en dehors » (Fustel de Coulanges, Ibid., p. 278).

 

 La condition infiniment subalterne du plébéien

 D’où vient que la condition du plébéien était inférieure à celle, déjà considérablement subalterne, du client ? Comment comprendre un tel redoublement de la condition subalterne dans une société déjà fortement hiérarchisée ?

 On se fera une idée assez nette de l’origine de cette sous-classe d’hommes, dans l’organisation générale de la cité antique, si l’on se figure qu’elle était essentiellement composée de populations vaincues. Les plébéiens venaient, pour une large part, d’autres cités, ou plutôt d’autres contrées. Ils avaient initialement un statut d’étranger, un statut de totalement autre, puisque, venant d’ailleurs, ils honoraient d’autres dieux ou, pire, en tant que d’origine étrangère, ils étaient réduits à l’image de ceux qui n’avaient pas la capacité d’entretenir quelque commerce avec les dieux. Ils incarnaient proprement l’élément profane de la cité. De surcroît, comme ils portaient les stigmates de la défaite et qu’ils formaient la population des vaincus, ils étaient souvent vendus au marché des esclaves, mais également relégués en dehors ou autour de la cité. Cette sous-classe, dont le nombre de ses membres augmenta nettement à Rome, y était nommée la plèbe, non pas seulement parce que, comme pour la classe des clients, elle n’était pas susceptible de vouer un culte aux dieux, de se référer à un ancêtre patricien ou de jouir de biens patrimoniaux, mais parce qu’elle était chassée de la cité, au point qu’elle n’avait d’autre solution que d’élire domicile au pied de la colline d’où s’édifiait la ville. Car rappelons que la ville antique, surtout grecque, a progressivement présenté une configuration particulière, de sorte que chaque classe de population occupait un espace, et pas n’importe lequel. Comme le cœur de la ville grecque était généralement construit au sommet d’une colline, il y abritait le sanctuaire, la vie sacrée des dieux et l’espace des cérémonies religieuses. Distinctement, au bas de la colline, se trouvaient rassemblées les habitations de la plèbe, qui ne pouvait être admise à habiter dans une enceinte sacrée. La distinction entre les patriciens et les plébéiens était, sur un plan géographique et urbanistique, tout à fait visible. Selon Fustel de Coulanges, Rome est allée plus loin encore que la Grèce dans la séparation entre les deux classes d’hommes :

 « A Rome, la différence originelle entre les deux populations est frappante. La ville des patriciens et de leurs clients est celle que Romulus a fondée suivant les rites sur le plateau du Palatin. Le domicile de la plèbe est l’Asyle, espèce d’enclos qui est situé sur la pente du mont Capitolin et où le premier roi a admis les gens sans feu ni lieu qu’il ne pouvait pas faire entrer dans sa ville » ( Fustel de Coulanges, Ibid., p. 279).

  Ces espaces de sacralisation et de relégation sont caractéristiques de la structure de la cité antique. Une telle structure urbaine s’est construite et a pris peu à peu de l’ampleur, surtout après que les populations ont progressivement émigré des campagnes vers des sanctuaires et des lieux sacrés de regroupement. Mais le caractère infiniment subalterne des plébéiens n’est pas seulement visible géographiquement. Leur condition d’infériorité est organisée sur le plan juridique. Car si les clients ont peu de droits, les plébéiens n’en ont pas du tout. Non contente d’avoir écarté la plèbe de tout droit relatif au foyer et à la propriété, non contente de l’avoir exclue des terres sacrées et de la citoyenneté, l’Antiquité a réservé à cette catégorie de sous-hommes l’incapacité de bénéficier d’une quelconque protection de la cité. A la différence des clients qui, tout en servant leur maître, jouissaient de sa protection relative et, à travers lui, de celle de la cité, les plébéiens ne tombaient pas sous le coup de la garantie de la loi. Cela signifie concrètement que non seulement ils ne pouvaient réclamer justice à leur endroit, mais qu’on pouvait les frapper impunément, parce qu’ils étaient rangés, par nature, dans la race des hors-la-loi. Citant l’ancien historien, Fustel de Coulanges rapporte la sentence suivante : « Que nul ne s’avise de frapper ou de tuer un tribun comme il ferait à un homme de la plèbe » (cf., Denys, VI, 89, dans Fustel de Coulanges, op. cit,, p. 281).

 Où l’on voit que, indépendamment du rôle que seront appelés à jouer les tribuns de la plèbe tout spécialement à partir du Ve siècle avant notre ère et de la constitution du tribunat romain, l’exclusion des plébéiens du domaine du droit s’explique par le fait que toute procédure de justice s’exécute au travers d’un ensemble de pratiques religieuses, et par le fait qu’aucune religion n’était reconnue à la plèbe. C’est la volonté de ne lui attribuer aucune religion qui exclut d’emblée la plèbe de toute protection juridique. Au total, avant la révolution opérée par la plèbe et antérieurement à la rupture qu’elle exerça au détriment de l’ancienne organisation sociale, ses membres ne peuvent prétendre à occuper aucun poste « noble », ils ne sont pas autorisés à prendre part aux affaires de la cité, à se marier religieusement, à devenir des « hommes politiques », des guerriers, des magistrats ou des jurisconsultes, parce qu’ils n’ont tout bonnement pas de droits politiques, parce qu’ils n’ont, au fond, aucune citoyenneté, et qu’en définitive c’est leur statut de hors-la-loi qui prévaut. Voilà ce qui fait dire à l’historien ces mots très durs :

 « La plèbe est une population méprisée et abjecte, hors de la religion, hors de la loi, hors de la société, hors de la famille. Le patricien ne peut comparer cette existence qu’à celle de la bête, mère ferarum. Le contact du plébéien est impur » (Ibid., p.281-282).

  Ainsi la grande thèse de Fustel de Coulanges est-elle de montrer que, n’ayant aucune autorité sacerdotale et politique, la plèbe se situe tout au bas de l’échelle sociale, en dehors du peuple lui-même, loin donc derrière les clients et les branches cadettes issues du familialisme, et dans le cercle infiniment éloigné de celui, majestueux, des patriciens. Et surtout, dans un pareil cadre hiérarchisé, il apparaît que le plébéien avait un statut bien plus vil que celui, déjà dégradé, de l’esclave, puisqu’il ne pouvait pas compter ne serait-ce que sur la protection relative d’un pater. On sait toutefois que les historiens ne s’accordent pas tous sur la question du dualisme entre la plèbe et le peuple et que nombre d’entre eux concluent à la nécessité de confondre ces deux réalités sous une même dénomination et existence :

 « Toute notre recherche s’inscrit en faux contre le dogme d’une population distribuée, en vertu d’un dualisme originel, en ordines complémentaires (même si, à des fins de commodité, nous avons sur ce point sacrifié à une tradition consacrée par l’usage), mais aussi contre l’idée selon laquelle la plèbe aurait été, en des temps anciens (VIe siècle ?) exclue du populus assimilé pour les besoins de la cause au patriciat et à ses clientèles (…) » (voir Jean-Claude Richard, Les origines de la plèbe romaine. Essai sur la formation du dualisme patricio-plébéien, Introduction, Rome, École française de Rome, 1978, p. XVII).

 

 Bien que pour apprécier un tel débat, que nous n’avons pas la prétention de vouloir trancher ici, il faille compter sur les résultats des recherches historiographiques et surtout sur les données des fouilles archéologiques, et donc sur un matériau forcément lacunaire, il semble que l’approche de Fustel de Coulanges, maintes fois cité par H. Arendt dans La Condition de l’homme moderne (n’est-ce pas un signe de la fécondité de cet historien ?), soit de nature à apporter un éclairage non seulement sur l’origine de la plèbe, et, par extension, sur la manière dont furent distribuées réellement les populations anciennes en fonction des époques considérées – d’un côté, grecque et romaine, et d’un autre côté, mycénienne, homérique et athénienne pour l’époque grecque, et républicaine et impériale pour l’époque romaine -, mais également sur le processus politique, voire « révolutionnaire », qui a permis à la plèbe d’intégrer peu à peu l’espace ordinairement occupé par le peuple et d’accéder à un certain nombre de droits, et ce à force de victoires décisives qu’elle remporta de-ci de-là.

 

 Les caractéristiques de la plèbe

 En dépit des clivages, l’intérêt de l’apport historiographique et archéologique consiste à produire des données et des moyens pour tenter de circonscrire les caractéristiques de la plèbe et d’identifier ses spécificités dès son origine. Et quoique le terme de plèbe soit formé sur le latin plebs/plebis et qu’il désigne habituellement la population la plus nombreuse au sein de la société romaine, l’existence de la plèbe prend sa source à une période de l’histoire bien antérieure à celle de la gloire de la Rome antique, et même à celle de la fondation de la cité athénienne. S’il convient de repérer les particularités propres de la plèbe, dès son origine, c’est qu’il y a lieu d’en dégager un concept opérateur qui puisse aider à comprendre, en retour, comment une société, d’hier ou d’aujourd’hui, est susceptible de s’organiser pour produire et gérer une classe d’hommes que M. Foucault subsume sous le vocable de l’ « ingouvernable » et A. Brossat sous celui de l’ « immémorial ». Ingouvernable, non pas seulement au sens d’une catégorie d’individus qui seraient incapables d’être dirigés politiquement, comme il se peut qu’un navigateur rencontre des difficultés à diriger le gouvernail de son navire ou un pilote de ligne les gouvernes de direction de son avion, mais au sens d’une classe d’individus qui sont maintenus, à dessein, en dehors du cadre communautaire traditionnel, afin de les instrumentaliser et d’en tirer avantage ; immémorial, au sens où l’origine de l’instauration de cette catégorie d’individus, comme événement, est si lointaine et si floue qu’elle ne semble pas, au premier abord, prompte à favoriser le souvenir de sa redécouverte et où, bien qu’aspirée par le phénomène du trou noir ou du trou de mémoire, elle traverse le cours des âges et des sociétés humaines, à l’exception, peut-être de quelques sociétés dites primitives ou archaïques. A la lueur des données historiographiques et archéologiques, il se peut que la plèbe ait constitué originairement une population revêtant globalement quatre traits distinctifs fondamentaux :

  – d’abord, il semble y avoir un consensus autour de l’idée que la majeure partie de la plèbe fut originairement composée de « populations vaincues ». Il y a lieu de souligner que, à l’issue des guerres, dans la mesure où des prisonniers sont constitués, leur sort est entre les mains des vainqueurs. Ces individus vaincus, défaits, deviennent, dès lors, la proie des vainqueurs, non pas seulement parce qu’ils ont participé au fait d’avoir fait la guerre et qu’ils entrent dans la catégorie des ennemis, mais aussi et surtout parce que, venant d’autres contrées du monde et possédant d’autres croyances, d’autres rites, ils ne sont pas perçus comme ayant droit au sacerdoce, aux réunions cultuelles, à la protection de la cité. L’ostracisation dont font l’objet les vaincus procède du fait qu’ils appartiennent à une population perçue comme toute autre, et qu’à ce titre ils constituent une menace contre la souveraineté de l’État. L’État se fait souverain dans le geste même de cette ostracisation, et sa souveraineté l’autorise à prendre, de manière illimitée, toutes les mesures d’exception. La défaite d’une population n’est pas une défaite seulement au titre de la relation amis/ennemis, mais également au titre de la souveraineté de l’État. De sorte que la signification de cette défaite est primitivement d’ordre théologico-politique. La défaite des vaincus est prise en charge par le pouvoir de la polis, de l’État, en vertu d’un motif religieux, en ce sens que la première et la dernière des menaces représentées par la population vaincue se donne comme la possibilité qu’elle introduise de nouveaux dieux au sein de la communauté, qu’elle corrompt ses membres, qu’elle déstabilise ce qui la fonde en propre. Rappelons que l’exécution à mort de Socrate a eu lieu à la suite d’une accusation d’ordre religieux, selon laquelle il aurait introduit de nouveaux dieux (ou démons) dans la cité et corrompu la jeunesse. Et n’oublions pas que les Lois de Platonjustifient la peine de mort dans les cas d’impiété (cf., Les Lois, Livre X, 907d – 909d). Par où l’on voit que la peine de mort reconduit l’acte de souveraineté, et s’enracine également dans une vision théologique du politique (voir, à ce sujet, T. Ferri, « La peine de mort est-elle capitale ? », dans la revue Unidivers mag, 21/03/2013. Lien : http://www.unidivers.fr/peine-de-mort-capitale-maryland-lethal/ ) ;

– ensuite, le propre de la plèbe réside dans son élément de marchandisation. Il n’est pas rare que les historiens rapportent que les membres des populations vaincues étaient l’objet de vente sur les marchés et qu’ils pouvaient donc devenir des esclaves, c’est-à-dire des individus soumis à l’obligation pérenne de servir. Ainsi, traitant de la question de l’esclavage mycénien, datant aux alentours du IIe millénaire avant notre ère, et ce sous l’angle de ce qu’il nomme l’esclavage-marchandise, un historien remarque-t-il : « Dans le royaume pylien, le total [= d’esclaves ; T.F.] se monte à environ sept cent cinquante femmes et à peu près autant d’enfants des deux sexes, mais aucun homme adulte. Avec la majorité des spécialistes, j’inclinerai à penser que le fait que ce personnel était esclave était tellement évident qu’il n’a pas semblé utile de le stipuler : qu’il s’agit de réfugiées ou de prisonnières de guerre accompagnées de leurs enfants, ou de femmes et d’enfants livrés en servitude temporaire par des chefs de famille en remboursement de dettes, comme cela se produisait en Orient » (voir, Yvon Garlan, Les esclaves en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1982, p.40).

Le caractère marchand de la plèbe est consécutif au fait de sa défaite à la guerre. La possibilité de son instrumentalisation, de sa constitution en objet-ustensile équivaut à un droit de tuer, à un droit de faire mourir une population dont la décision de mise à mort revient à un autre, dont la résolution est prise par « un tout autre théologico-politique ». Ce qu’il faut bien voir, c’est que ce droit de tuer la population vaincue, en l’éliminant ou l’asservissant, n’est pas synonyme d’un assassinat, mais relève du droit de la guerre. Même dans les sociétés occidentales contemporaines, qui ont aboli la peine de mort, subsiste un droit de tuer, un droit de vie ou de mort sur les citoyens qui peuvent être envoyés au combat par décision souveraine… Par où l’on voit qu’un autre motif de la servitude de la plèbe s’inscrit bien au-delà de la simple relation entre amis et ennemis, pour caractériser, à un autre niveau, la relation entre aborigènes et étrangers. Le plébéien, en raison même de son caractère étranger, peut être dégradé, utilisé, rabattu au rang des bêtes, parce qu’il vient d’ailleurs, parce qu’il n’est pas sorti du sol des vainqueurs – à ce titre, il est tout le contraire de l’autochtone – parce que de son instrumentalisation dépend le renforcement de la cohésion de la cité, et parce qu’il est extérieur à l’ordre communautaire. Comme le souligné G. Canguilhem, toute instrumentalisation suppose une dévalorisation primitive et un clivage comme fondement moral, voire comme fondement de l’action politique : « Descartes fait pour l’animal ce qu’Aristote avait fait pour l’esclave, il le dévalorise afin de justifier l’homme de l’utiliser comme un instrument » (voir G. Canguilhem, « Machine et organisme » in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1998, p.111) ;

– puis, avant d’appartenir à la masse dite populaire (populus), les plébéiens appartenaient à la foule anonyme. C’est fondamentalement autour du processus qui a conduit à la cristallisation de la perte du nom propre que se signalait l’indignité les plébéiens. Ils ne pouvaient être citoyens à part entière, c’est-à-dire être libres et agir politiquement, parce qu’ils n’avaient pas de nom propre, Les vaincus perdaient leur nom d’appartenance originelle, et finissaient soit par acquérir celui de leur maître à la suite de leur réduction à l’esclavage, soit par être désignés par un terme générique indistinct, comme, par exemple, le Thébain, le Corinthien ou le Troyen. N’ayant pas de nom propre, ils n’étaient pas tenus pour responsables et dignes – le propre de la responsabilité consistant à devoir être d’abord responsable devant son nom propre et d’en répondre -, et ne pouvaient donc accéder initialement à la sphère publique, aux honneurs de la participation aux décisions politiques, aux bienfaits de la liberté ;

– enfin, on le voit, la plèbe est toujours l’objet d’un abus de la force, elle est perpétuellement aux prises avec la contrainte, venue de l’extérieur, de la domination et de la violence : « L’esclavage était le fondement de la société antique, rappelle l’historien (…). La femme, les fils de famille purent, à ce titre, servir les premiers dans la vie domestique ; puis les plus faibles, fils ou pères de famille, tombèrent dans la dépendance du plus fort, soit qu’il les y eût réduits par le rapt ou par la guerre, soit qu’il les y eût reçus de bon gré et gardés malgré eux. Ainsi, qu’il résulte de la puissance paternelle ou d’une puissance étrangère, qu’il soit accepté ou subi, toujours l’esclave est un abus de la force » (voir H. Wallon, Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité, op.cit., p.87). H. Arendt remarque à cet égard, avec beaucoup de sagacité, l’inscription originelle de la domination dans la sphère esclavagiste et domestique, et souligne combien tout régime tyrannique s’inspire davantage du pouvoir du paterfamilias que de la conception grecque de la citoyenneté libre : « Non seulement en Grèce et dans la polis, mais dans l’Occident antique tout entier, il eût été absolument évident que le pouvoir du tyran était moins grand, moins ‘parfait’ que celui du paterfamilias, du dominus, régnant sur sa maisonnée de parents et d’esclaves. Et cela non pas parce que le pouvoir du souverain est tenu en échec par les pouvoirs combinés des chefs de familles ; la raison est que l’autorité absolue, incontestée d’une part, et d’autre part le domaine politique proprement dit, s’excluent mutuellement » (voir H. Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, coll. ‘Agora’, 2012, p. 65).

 

 Le droit de punir comme pouvoir d’exception

 Ainsi, au terme de notre analyse, sommes-nous fondés à proposer une théorie des quatre dimensions de la plèbe, susceptible de nous fournir un concept suffisamment opératoire pour tenter de cerner les phénomènes contemporains de l’exclusion et de la fabrication de la déchéance : en effet, il y a lieu de soutenir que, dans sa forme ancestrale, le plébéien se dissout, non pas tour à tour, mais en même temps, dans la figure du défait, dans celle de l’objet-marchandise, dans celle de l’anonymat et dans celle du sujet asservi aux diverses formes de la domination, au sens antique de dominus. Partant de là, il y a lieu alors de remarquer que, dans nos sociétés démocratiques modernes, les individus, qui sont susceptibles de faire l’objet de mesures particulières, sont, sans être les seuls, emblématiquement les Étrangers et les Outlaws. Il n’est pas rare que ces mesures particulières soient incidemment présentées comme des mesures d’exception, destinées à garantir la souveraineté de l’État et la pérennité de la cohésion sociale. A y regarder de plus près, ces mesures d’exception dissimulent mal le fait qu’elles sont indexées sur des mesures en réalité excessives -, excessives en ce sens qu’elles ne sauraient être admises par quiconque lorsqu’il s’agit de les appliquer aux membres lambda de la société, mais qu’elles ne heurtent brusquement plus le pouvoir et le sens commun lorsqu’il s’agit de les appliquer aux Étrangers et aux Outlaws. Ces mesures, quoique banales dans leur usage aujourd’hui, sont extraordinairement exceptionnelles dans ce qu’elles recouvrent, notamment en termes de conditionnement, de bestialisation de l’humain et de défaut d’amour au sens où l’emploie V. Jankélévitch dans ses travaux toujours subtils. Il s’avère qu’elles sont principalement constituées par les sanctions contemporaines d’ostracisation, de mise au ban, de conditionnement et de contrôle ; qu’elles se caractérisent par des traitements diaboliquement spécifiques ou spéciaux, en marge de ce qui est ordinairement toléré par quiconque : ainsi, par exemple, des régimes d’enfermement dans les établissements pénitentiaires, les locaux de garde à vue, les espaces de rétention, le domicile-prison, etc. ; ainsi encore des mesures de disciplinarisation par l’instauration de boots camps pour mineurs aux États-Unis, caractérisés par la pauvreté excessive et patente de tous liens constitutifs de l’humain et par la seule militarisation des rapports interindividuels, etc.

 Mais pourquoi le droit de punir demeure-t-il si férocement exceptionnel encore aujourd’hui, à une époque où l’on ose pourtant se gargariser de la prétendue éminence de nos sociétés démocratiques, en dépit de ce qu’elles ont de scindant et de diabolique (diabolos, en grec, est ce qui divise) dans la réalité historique qu’elles fondent de coloniser d’autres populations, d’imposer la domination de l’impérialisme, d’exploiter les ouvriers, de discriminer les individus selon les races comme, exemplairement, aux États-Unis, de produire des inégalités en sacrifiant l’humain sur l’autel du marché, etc. ? L’apartheid et ses avatars n’ont jamais été aussi puissants et sévères que sous un régime démocratique. C’est que le droit de punir est le pendant du droit de la guerre. Il s’agit d’une déclaration de guerre, émise par le pouvoir de l’État, contre les Outlaws, les Étrangers, les Sans-papier, les populations extrêmement démunies comme les Roms, etc. Ce qu’il importe de comprendre, c’est qu’il est question autant de criminaliser que de rendre étrangères ces populations par rapport à un ordre social idéologique, et ce afin autant de les asservir socialement et économiquement, que de s’en servir politiquement, par exemple à des fins électoralistes.

 Le droit de punir se donne aujourd’hui comme ce qui subsiste du droit sacré et ancestral de vie sur les citoyens… Il repose sur l’impossibilité de marquer des limites à son cadre de référence symbolisé par le droit sacré de vie et de mort, il définit un régime autoritaire toujours foncièrement excessif. La rationalité démocratique et juridique de nos sociétés occidentales contemporaines, ayant atteint un tel degré de formalisme bureaucratique, permet paradoxalement l’instauration de la démesure et du déraisonnable dans le domaine des pénalités. C’est toujours au nom de la lutte contre la transgression des lois et de l’establishment, c’est toujours en faveur d’un protectionnisme national et du maintien d’un ordre abstrait, d’un étalon abstrait du droit que le pouvoir de l’État est prescripteur de mort. Dans le texte des Lois de Platon précédemment cité (907d-909d), il est caractéristique que le sort qui est réservé aux transgresseurs, qui sont désignés comme tels par le fait qu’ils ont tenté de faire entrer d’autres lois dans la cité, d’autres mœurs venus de l’étranger, soit celui de l’enfermement dans un lieu d’amendement ; et il est significatif que seuls des experts de la loi soient autorisés à rendre visite à ces transgresseurs pour évaluer leur aptitude à l’amendement et à l’expiation, et à se réunir en Conseil pour délibérer sur la question de savoir s’ils sont réhabilitables ou impardonnables. Ce texte est étonnant en ce qu’il marque la société, de tradition occidentale, du sceau même de l’institution de la surveillance et du redressement, que Platon nomme le lieu de l’assagissement. La fonction d’un tel lieu est double : disciplinaire, parce qu’il tend à redresser, et sotériologique, parce qu’il vise à sauver l’âme du condamné. Le commentaire de ce texte de Platon qu’en fait J. Derrida, dans son séminaire sur la peine de mort, est, à cet égard, tout à fait éclairant : « Le sophronistère [= le lieu de l’assagissement ; T.F.] est une institution disciplinaire ». Et plus loin : « La sanction de l’impardonnable, de l’inexpiable, c’est la peine de mort » (voir J. Derrida, Séminaire. La peine de mort, vol. 1 (1999-2000), Paris, Éd. Galilée, 2012, respectivement p. 31 et p. 32). Et ailleurs, encore : « Même dans les États-nations qui ont aboli la peine de mort, abolition de la peine de mort qui n’équivaut en rien à l’abolition du droit de tuer, par exemple à la guerre, eh bien, ces quelques États-nations de la modernité démocratique, qui ont aboli la peine de mort, gardent un droit souverain sur la vie des citoyens qu’ils peuvent envoyer à la guerre pour tuer ou se faire tuer dans un espace radicalement étranger à l’espace de la légalité interne, du droit civil où la peine de mort peut être, elle, ou maintenue ou abolie » (voir J. Derrida, Séminaire. La peine de mort, op. cit., p. 28). Dès lors, faire venir le condamné à résipiscence, au repentir, à l’amendement, dans un espace clos radicalement distinct de la légalité, tel est l’enjeu de la sanction pénale, dont le caractère demeure, on le voit, fondamentalement religieux ; et, de même, maintenir le vaincu, l’Étranger dans un lieu extérieur au droit commun, dans un espace où rien ne lui permet d’exercer ses propres droits qu’il n’a pas ou qu’il n’a plus, tel est le traitement qui est réservé à la figure du tout autre, du défait territorialement et humainement. Car rappelons que l’une des caractéristiques majeures de la plèbe, dès son origine, réside dans sa situation géographique particulière, dans sa géolocalisation dirait-on aujourd’hui : tantôt elle est tenue en dehors de la polis, à la périphérie des villes, au pied de la colline de la cité, ainsi que nous l’avons vu avec Fustel de Coulanges, tantôt elle est tenue éloignée du palais de la cité, dans un état de complète dépendance à l’égard du royaume, parce qu’elle vient d’espaces qui lui sont extérieurs, et ce dès l’époque mycénienne et cnossienne :

 « La liberté ne s’identifie donc pas au non-esclave, car les points de référence sont ailleurs (…). La masse des non-esclaves semble donc se situer dans un état de dépendance normale à l’égard du palais qui, d’un point de vue moderne (ou de la polis classique), apparaîtrait comme une situation intermédiaire entre esclavage et liberté. Tout cela rapproche cette société mycénienne des sociétés despotiques de l’Orient contemporain » (voir Y. Garlan, Les esclaves en Grèce ancienne, op. cit., p.42).

 Dans un cas comme dans l’autre, la maltraitance consiste à « dévisager », à ôter le visage (sur un plan symbolique, la peine de mort a longtemps consisté, en France, à faire « sauter » le visage par décollation) -, cette suppression du visage devant s’entendre ici au sens lévinassien, c’est-à-dire au sens de ce qui empêche l’apparition et la considération du Visage humain en tant qu’il ordonne immédiatement le « Tu ne tueras point ». Dans un cas comme dans l’autre, ce qui justifie le recours aux mesures d’exception, c’est le motif du danger représenté par l’Outlaw et le Foreigner, par cela seul qu’ils symbolisent la possibilité de l’ébranlement de la Constitution, de l’Ordre sacré. Dans ce schéma-là, l’Outlaw et le Foreigner constituent la menue monnaie de l’assurance-vie contractée par les membres de la société et garantie par la souveraineté de l’État. J.-J. Rousseau traitera la question de la criminalité sous le même angle du droit de la guerre, et assimilera le transgresseur à un « ennemi public » qu’il convient d’éliminer, dans le cadre délimité par le contrat d’assurance-vie et du donnant-donnant garanti par l’État, auquel tout individu est redevable de la condition de sa sûreté :

 « Tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie, il cesse d’en être membre en violant ses lois, et même il lui fait la guerre. Alors la conservation de l’État est incompatible avec la sienne, il faut qu’un des deux périsse, et quand on fait mourir le coupable, c’est moins comme Citoyen que comme ennemi » (Voir J.-J. Rousseau, Du contrat social, Livre II, chap. 5).

 

La Justice, les Droits de l’homme, la Morale, l’Amour

 En criminalisant l’Étranger et en rendant l’Outlaw étranger à la loi, à la norme, à la dignité, les sociétés occidentales d’aujourd’hui, dopées au formalisme abstrait et hypocrite des droits de l’homme et indifférentes aux situations concrètes de souffrance et d’annihilation des libertés, ne manquent pas de chercher à justifier et à reconduire sempiternellement le recours à des dispositifs particuliers et exceptionnels de traitement atypique, voire indigne, d’une partie de la population dite ingouvernable ou incontrôlable. L’appareil judiciaire contemporain, adossé à un processus de judiciarisation constant, rappelle combien la justice n’existe pas. Ou plutôt, pour ne pas se méprendre sur l’idée, disons que toute la machinerie judiciaire fait voir que la justice comme vertu n’existe pas, et que seule existe la justice comme institution. Le propre de la justice réside dans le fait qu’elle réside précisément quelque part, dans le fait qu’elle demeure dans des palais ou des Parlements. Le propre de la justice consiste donc dans le fait qu’elle vise à s’installer, à emménager, à se rendre visible sur le plan architectural, à graver ses inscriptions dans le marbre. En d’autres termes, elle renvoie à un ensemble d’institutions et d’édifices pour le moins statiques et démesurés, elle incarne un ordre intelligible fixe et inaltérable. On dit des magistrats qu’ils sont inamovibles. L’immutabilité de la justice prescrit formalisme et conformisme : il s’agit toujours de se conformer à des règles générales garanties par une entité abstraite. Mais la justice n’est pas la morale, ainsi que le souligne V. Jankélévitch avec beaucoup de subtilités :

 « Celui qui est inattaquable du point de vue de la police et des autorités peut être éminemment critiquable et approximatif du point de vue de la conscience morale ; celui qui est irréprochable au regard du code peut avoir beaucoup à se reprocher ! » (voir V. Jankélévitch, Les Vertus de l’Amour, Tome 2, Flammarion, 1986, p. 12).

 Et il est frappant de constater qu’au sein des établissements pénitentiaires ou des centres de rétention administrative, par exemple, peuvent se rencontrer des gens qui, en dépit de l’infraction commise, manifestent une gentillesse et une sincérité qui les rapprochent bien davantage de l’humain que les individus qui encombrent le milieu libre de leur volonté indécemment mauvaise. Si le mal en soi n’existe pas et relève avant tout des propriétés du vouloir, il est notable que, malgré les préjugés, la méchanceté est loin d’être pire en milieu fermé qu’en milieu libre… En d’autres termes, le respect du code, l’exactitude à l’égard des textes ne sont pas un gage de sincérité qui relève bien plus de la qualité du for intérieur. Contrairement à la justice qui se montre et parade, la morale se fait discrète et timide.

 Et si la justice n’est pas la morale, elle n’est pas non plus l’amour. Bien au contraire, la rectitude formelle de la justice s’oppose tout à fait à l’élan original et prodigieux de l’amour:

 « La Justice habite en ses palais, et cette domiciliation évoque plutôt la casanière fidélité que le vagabond Courage. Résidence et permanence sont deux traits distinctifs de la justice ! Éros nomade maraudeur et enfant de bohème ne vit-il pas en marge des lois ? La même pierre séculière dont est fait le palais des rois sert à édifier la maison de la justice. La demeure de la justice et la roulotte de l’amour s’opposent comme s’opposent la continuation sédentaire et l’esprit nomade : car l’amour n’est jamais installé et n’a jamais un besoin d’architectes » (voir V. Jankélévitch, Les Vertus de l’Amour, Tome 2, op. cit., p. 9).

 La rectitude de la justice se manifeste dans la figure du juge qui est par-delà tout affect. Le juge ne donne pas à voir ses sentiments, il joue un rôle distant, éloigné, désincarné. Son rôle et sa figure sont tristes, parce qu’il évolue dans un ordre abstrait, séparé de la vie concrète, de la joie dirait Spinoza.

La méchanceté de la justice

 Mais il y a plus. Parce qu’elle est incapable d’amour, la rectitude formelle de la justice peut même sembler méchante. Cette impression de méchanceté de la justice émane du fait qu’elle prononce obligatoirement, dans une frénésie presque automatique, des peines. Rien ne semble pouvoir arrêter le processus automatique des sentences de justice. Pourquoi les prisonniers appréhendent-ils généralement la justice comme une instance méchante et abjecte ? Si elle ne fait généralement pas sens pour eux, il s’agit de savoir pourquoi. D’où vient donc la méchanceté de la justice ? Tout simplement de ce qu’elle consiste à séparer les individus de ce qu’ils peuvent faire, c’est-à-dire à les empêcher de vivre leur vie (familiale, sexuelle, professionnelle, sociale, etc.), et donc, selon une acception spinoziste, voire nietzschéo-deleuzienne, à opposer une fin de non recevoir à l’expression de leur puissance d’être. Dans l’idée de puissance d’être, il ne s’agit pas ici d’entendre une volonté de domination ou de conquête contre autrui. Il convient d’entendre l’accomplissement du fait d’exister en tant qu’individu humain. Par où l’on voit que le juge est comme le prêtre ou le psychanalyste, parce que son pouvoir de punir fait obstacle à l’accomplissement des existants, ne serait-ce que par les notions de culpabilité, de mauvaise conscience qu’il ne cesse d’incarner abstraitement et de véhiculer au cours de la procédure. La justice génère tristesse, parce qu’elle est l’effet d’un pouvoir abstrait et désincarné, l’effet d’une contrainte extérieure sur la vie intérieure. Le pouvoir de la justice comme promoteur de l’enfermement est précisément ruineux, parce qu’un tel pouvoir sépare les individus de ce qu’ils peuvent, de leurs capacités créatrices, de la vie. De sorte que le paradoxe est le suivant : au nom de la défense de l’existence, la justice comme pouvoir empêche d’exister, elle emprisonne la vie, pousse à la résignation et à la culpabilité. Cela se traduit, en détention, par le développement d’un sentiment de dégoût et d’une volonté de revanche, qui est, en définitive, contraire à la perspective d’une reconstruction de la paix sociale.

  Mais ce n’est pas tout. Car la méchanceté de la justice se joue encore à un autre niveau, à un niveau procédural. On dit généralement que la justice est lente, qu’elle est astreinte à une procédure, qu’elle est indissociable du Code de procédure pénale, et choses semblables. Si cette constatation est juste, ce dispositif de lenteur et de procédure interminable participe de l’intention méchante de la mécanique judiciaire, et cela pour deux raisons :

 – d’une part, parce que la machinerie judiciaire préfère la lente démarche, la longue procédure afférente aux poursuites, à la sentence et à l’application de la peine que le résultat de sa décision et la cessation de la condamnation. Tout se passe comme si le résultat de la procédure judiciaire devait demeurer intentionnellement suspendu, en l’air, comme s’il devait s’échelonner sur du long terme, et réclamer tant la prolongation de ses tergiversations que le rallongement de la durée des condamnations, l’amplification des temps de peine. Car le propre de la cruauté n’est pas seulement de faire mourir, mais de faire souffrir, et donc suppose le maintien en vie du supplicié et l’effort pour que la proie ne disparaisse pas trop vite. Il a appartenu à V. Jankélévitch, là encore, de bien identifier les rouages de la méchanceté qui se tient toujours sur les frontières fragiles et poreuses de la vie et de la mort :

« L’intention méchante, pour sa part, veut successivement, et même à la fois, deux choses contradictoires, et ne sait ce qu’elle doit préférer. Le bourreau veut à la fois l’existence et l’inexistence de sa victime, et nonobstant il ne la peut vouloir à la rigueur ni inexistante ni existante : il veut secrètement, honteusement, diaboliquement l’existence de ce qu’il anéantit, et haineusement l’inexistence de ce qu’il prolonge » (voir V. Jankélévitch, L’innocence et la méchanceté, Paris, Flammarion, 1986, p. 138).

 L’auteur du « je ne sais quoi et du presque rien » note, au passage, la parenté de l’amour et de la haine, sur ce point précis de l’ambivalence du vouloir. Car, comme dans le cas de la cruauté, dans l’amour, si l’amoureux cherche à fusionner avec son être aimé – ce pourquoi il l’aime -, il ne saurait vouloir tout à fait réaliser cette fusion, sans quoi l’objet de son amour disparaîtrait dans l’acte même, au moment même de la réalisation de la fusion… ;

 – d’autre part, la méchanceté de la justice tient au fait que la pénalité vise à dévisager le visage, ainsi que nous l’avons déjà vu en évoquant la réflexion lévinassienne autour de la thématique du « Tu ne tueras point ». A dévisager le visage ? C’est-à-dire sinon à l’anéantir, du moins à faire fi de lui, parce que le visage exprime idéalement et symboliquement la singularité et l’inimitable. Le condamné n’est pas véritablement regardé dans les yeux ou, s’il est regardé dans les yeux, c’est toujours avec les yeux de l’indifférence et de la mort. L’institution pénale ne regarde pas dans la profondeur des yeux, elle préfère reléguer le condamné au loin, l’enfermer. R. Badinter a maintes fois expliqué que, après le verdict de la peine de mort, les jurés baissaient toujours la tête et ne regardaient jamais en face le condamné à mort, et que, du coup, c’était à ce signe qu’il savait, avant même le prononcé du verdict, si les jurés avaient opté ou non pour la mise à mort… Dès lors, on le devine, ce qu’il s’agit d’atteindre dans l’acte de punir, c’est l’humanité même du condamné, sa dignité, sa proximité charnelle et spirituelle avec soi, le fait qu’il y ait entre lui et soi des éléments forcément communs, car l’on ne nie jamais l’absolument Autre, mais quelqu’un qui nous ressemble. On ne châtie jamais une bête ou une pierre…

 Au total, il peut sembler regrettable que la justice soit moins un système d’aide, qui serait beaucoup plus prometteur en termes de prévention de la récidive et d’équilibre social, qu’un système d’ordre. Car le fait est que la justice s’exprime en termes de transmission d’ordres. Ses arrêts et sentences ne sont pas autre chose que des marqueurs de pouvoir. Le contenu d’un jugement est le reflet du code pénal, et se compose nécessairement d’éléments de l’idéologie dominante. Rien que les questions du juge ne sont pas une invitation à la discussion, mais se présentent précisément comme des sommations de répondre. L’activité de la justice consiste à ordonner aux individus des choix, des orientations, une conduite à tenir. Elle consiste aussi, plus largement, à commander à la société de se conformer à des comportements jugés recevables parce que dominants et généraux.

Bibliographie :

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 – BROSSAT, Alain, Les serviteurs sont fatigués (les maîtres aussi), Paris, l’Harmattan (coll. ‘Quelle drôle d’époque !’), 2013.

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 – DE COULANGES, Fustel, La cité antique, Paris, Librairie Hachette, 1952.

 – DERRIDA, Jacques, Séminaire. La peine de mort, vol. 1 (1999-2000), Paris, Galilée, 2012.

 – FERRI, Tony, Qu’est-ce que punir ? Du châtiment à l’hypersurveillance, Paris, L’Harmattan (coll. ‘Questions contemporaines’), 2012.

– FOUCAULT, Michel, Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1993 [1975].

 – GARLAN, Yvon, Les esclaves en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1982.

– JANKELEVITCH, Vladimir, Les Vertus de l’Amour, Tome 2, Flammarion, 1986.

– JANKELEVITCH, Vladimir, L’innocence et la méchanceté, Paris, Flammarion, 1986.

 – PLATON, Les Lois, Livre X, dans Œuvres complètes, Tome 2, Gallimard (coll. ‘Bibliothèque de La Pléiade’), 1943.

 – RICHARD, Jean-Claude, Les origines de la plèbe romaine. Essai sur la formation du dualisme patricio-plébéien, Rome, École française de Rome, 1978.

 – ROUSSEAU, Jean-Jacques, Du contrat social, Livre II, chapitre 5, Flammarion (coll. ‘GF’), 2012.

WALLON, Henri, Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité, Paris, Robert    Laffont, 1988.

 

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