Alain brossat, Le Procès Paradine ou la guerre à mort des espèces

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Le trait de génie de Hitchcock, dans ce film, est distinct : il imagine une fable  dans laquelle la question de la rivalité sexuelle (deux hommes se disputant une même femme, à distance) et celle de la guerre des espèces humaines (un patricien et un plébéien engagés dans une lutte à mort) sont parfaitement intriquées. Cette fiction vraie est d’un tranchant politique stupéfiant chez un cinéaste qui n’a jamais eu la réputation d’être un radical, un extrémiste : la Justice, avec toute sa pompe, son cérémonial et sa prétention à l’impartialité, y apparaît comme le pur et simple moyen, pour un représentant estimé et talentueux de l’espèce des  maîtres , de tenter de l’emporter sur son rival, un représentant de l’espèce des serviteurs ; ceci à propos d’un motif tout à fait étranger à l’affaire en instance : la possession d’une femme donc, plutôt que l’élucidation des conditions suspectes du décès d’un autre représentant de la classe des maîtres – le colonel aveugle (11)

 Du point de vue de son motif général (la guerre inexpiable des espèces humaines en tant que « grand arrière » ou immémorial de ce que nous, modernes, nommons plus couramment « lutte des classes »), Le procès Paradine s’inscrit dans une généalogie « invisible » – mais néanmoins parfaitement détectable pour qui veut bien y prêter attention. Il fait distinctement signe en direction du Mariage de Figaro, de Jacques le fataliste, de Le Rouge et le Noir, des Hauts de Hurlevent, de L’amant de Lady Chatterley, ou, aussi bien Maître Puntila et son valet Matti, Les aventures du brave soldat Chveik ; ou enfin, au cinéma, plus près de nous, un film comme The Servant de Joseph Losey. Le procès Paradine est un film qui expose en pleine lumière le différend insurmontable opposant les maîtres et les serviteurs, la lutte à mort (littéralement – deux – ou plutôt trois – morts), le combat féroce mettant aux prises patriciens et plébéiens – la référence à la Rome antique ne survient pas ici par hasard. C’est une œuvre qui donne à voir le préjugé de classe et le mépris social dans leurs formes les plus ouvertes, franches et sûres de leur bon droit (du côté de « ceux d’en haut », des « vainqueurs de l’Histoire »).

 Assurément, ce que ne supporte pas notre jeune et fringant avocat se discerne à l’oeil nu : moins le fait que son coup de foudre pour la belle veuve ne soit pas partagé que l’idée même qu’elle puisse lui préférer un homme du peuple, le valet de son défunt mari qu’elle est accusée d’avoir empoisonné ; une relation intime qu’elle va dévoiler à son corps défendant à son défenseur en désignant son amant par son prénom. Il y a là pour l’avocat Keane qui pense avoir pour cliente une personne de condition ce que Beaumarchais appelle un fait de disconvenance sociale qui est pour lui tout à la fois intolérable et incompréhensible. C’est donc un film prenant pour objet la violence des rapports de classe, tels que ceux-ci sont incorporés, vécus, mis en action par les individus – une violence proprement infinie puisque le patricien va délibérément s’acharner à pousser à bout son rival plébéien, au point que celui-ci se trouve acculé au suicide.

 Et, après un bref moment de flottement et de désarroi, il est manifeste, à la fin du film, que notre juriste se remettra de cette affaire, retrouvera sa place et son rang dans sa classe, sa profession et sa famille, ayant bien vite oublié sa passion déraisonnable pour la séduisante empoisonneuse qu’il a, dans son élan, maladroitement envoyée à la potence.

 Ces motifs, je le disais, ne sont pas rares – dans le roman, au théâtre, au cinéma. Ce qui est plus singulier, c’est la façon dont Hitchcock « embarque » la Justice, l’appareil de Justice, dans sa démonstration. En effet, la fable se radicalise sensiblement lorsque le film montre la façon dont les rapports de classes et la lutte à mort des espèces investissent l’espace du procès, corrompent le cérémonial de Justice et tournent en dérision le mythe de l’impartialité de la Justice (Justice aux yeux bandés égale ici, inimitable ironie silencieuse de Hitchcock, non pas Justice impartiale, mais Justice aveugle) ; comment le prétoire devient pour l’avocat, tirant toutes les ressources du système anglo-saxon du cross-examination, le moyen de remettre le plébéien à sa place en le rudoyant, en le provoquant, en l’humiliant, en le renvoyant à ses « basses » origines (étrangères, de surcroît) en l’interpellant avec une condescendance brutale par son nom (« Latour ! ») sans autre forme de politesse alors que celui-ci est contraint de ronger son frein en se contraignant à répondre d’un « Yes Sir !  ou « No Sir ! » où se concentre toute la différence sociale et toute la violence symbolique de cette asymétrie…

 La chose étonnante pour nous qui sommes habitués à un autre cérémonial de Justice, est qu’en l’occurrence, la violence du préjugé et de la morgue des maîtres passe par la bouche d’un avocat et non pas d’un procureur ou d’un président. La chose plus étonnante encore est la façon dont le réalisateur installe cette sorte de double fond dans son film : sous les apparences d’un « drame » agencé autour du motif éternel de la rivalité amoureuse, de la passion amoureuse qui obscurcit le discernement, de la jalousie, etc., Hitchcock dresse un réquisitoire d’une extraordinaire brutalité contre la société des maîtres et la façon dont ceux-ci manipulent les plus vénérables des institutions pour parvenir à leurs fins personnelles ; une « bonne « société dont les prototypes sont un colonel aveugle (tout un programme, avec le tableau en pied qui l’accompagne!), un président de tribunal cynique et libidineux (« les gens bien ne s’assassinent pas entre eux ! »), quelques élégantes aussi futiles que désoeuvrées… Une bonne société engluée dans ses préjugés et ses routines, qui s’ennuie ferme (anthologique dîner chez le Président du tribunal) mais qui aspire avant toute chose à ce que rien ne bouge. Une fois l’étrangère sulfureuse par laquelle le scandale est arrivé expédiée dans l’Au-delà, ces braves gens vont pouvoir recommencer à vaquer à leurs occupations ordinaires – déjeuners en ville, week-ends en leurs propriétés de la région des lacs, villégiatures en Italie, etc.

 Il est intéressant de s’arrêter un instant sur ce qui constitue le nœud de la fable imaginée par Hitchcock, lequel sera si brutalement tranché au procès : l’intrigue se noue là où se rencontrent, se « mélangent » à la suite d’un quiproquo les deux espèces sociales qui, dans l’état normal des choses, ne devraient jamais se « toucher » et encore moins entremêler leurs destins – chacun à sa place, dans son emploi, selon sa distinction ou son appartenance au commun. Le prologue à cette perturbation est la scène où Latour fait irruption dans la chambre de Keane venu prendre contact avec sa cliente : ce dernier doit prendre sur lui pour proposer au valet de s’asseoir et lui offrir une cigarette (que celui-ci refuse, d’ailleurs, avec insolence – en plébéien révolté et insoumis qu’il est). Mais ce simple geste – proposer une chaise au valet – apparaît insolite, déplacé, car c’est un geste d’égalisation des conditions, et l’on sent la gêne qu’il suscite chez l’un comme chez l’autre des protagonistes de la scène.

 Mais passons : le nœud de l’intrigue, c’est tout simplement le fait que Keane ait cru, à tort, que Mme Paradine était une femme de son monde – une erreur logique, puisque son époux, le mort, avec son titre et son manoir, présente, lui, toutes les garanties d’appartenance à l’espèce patricienne. La beauté envoûtante de la belle étrangère ayant fait le reste, Keane ne va ménager aucun effort pour sauver celle que toutes sortes d’indices accablent par ailleurs, en chargeant le serviteur rebelle. A aucun moment la magie du coup de foudre et de la « cristallisation » (Stendhal) n’aurait pu jouer si Keane avait su d’emblée à quoi s’en tenir sur Mme Paradine : une aventurière aux troubles origines, une plébéienne masquée, capable de donner le change grâce à sa prestance et ses belles manières…

 

C’est cette confusion sur la personne, sur sa marque d’origine sociale, qui va produire les dérèglements en chaîne dont l’aboutissement est la catastrophe du procès. On remarquera que si Keane n’hésite pas une seconde à charger Latour (le nom d’un valet et compagnon de débauche du Marquis de Sade, soit dit en passant, délicieux humour de Hitchcock) pour innocenter son égérie, c’est que ce dernier est à tous points de vue, entièrement sacrifiable – homo sacer – dans sa condition de serviteur indocile de basse extraction – une vie sans valeur aucune. Coup de foudre d’un côté, vertige de l’amour et haine de classe instinctive et inexpiable de l’autre.

 Encore une fois, le culot sidérant de Hitchcock consiste ici à faire du tribunal le point de condensation extrême des intensités sociales, politiques, affectives nouées autour de cette figure – le règlement de compte cathartique à l’occasion duquel le plébéien révolté est maté et la règle du jeu restaurée. Le cérémonial de Justice se transforme en règlement de compte, en chasse à l’homme, en énième occasion, pour le maître, de réaffirmer son refus de quelque partage que ce soit avec le serviteur. Or, dans la grande tradition du cinéma anglo-saxon, américain notamment, le procès, le tribunal, le cérémonial de Justice sont les lieux et les rites ou, par excellence, se célèbre l’institution démocratique comme « foyer du sens », dans ses relations étroites avec le libre débat, le principe d’équité ou d’égalisation par la loi, la souveraineté populaire, etc. Dans Le procès Paradine, Hitchcock se saisit cette grande forme (Douze hommes en colère, Vers sa destinée [Young Mr Lincoln]…) et la retourne comme un gant pour nous asséner tout simplement ceci : toute Justice, au fond, est une justice de classe, ce sont, sans exception, des représentants patentés de l’espèce des maîtres qui sont appelés à statuer sur le sort de plébéiens – non pas tant à élucider une affaire criminelle qu’à faire entrer tel ou tel dans la peau du coupable (2)2.

On savait le cinéma de Hitchcock hanté par les thèmes de la culpabilité, de l’innocence et de leurs « échanges » ou interactions, mais ici, la leçon prend un tour tout à fait original : la Justice, le tribunal, le procès, c’est l’espace-temps dans lequel l’esclave insoumis, innocent ou coupable, peu importe, n’aura aucune chance de faire valoir son droit, sa position propre, aucune chance de faire entendre ses arguments et reconnaître sa dignité personnelle. Une telle démonstration passe par le langage : les puissances de celui-ci sont tout entières captées par le maître, à l’opposé de ce qui est le cas dans les œuvres portées par le souffle émancipateur des Lumières, à la fin du XVIII° siècle : chez Beaumarchais, chez Diderot, le langage, la parole, sont les éléments dans lesquels le serviteur affirme son émancipation – dans toutes les joutes verbales qui les opposent, Figaro et Jacques surclassent leurs maîtres respectifs. Latour, lui, à la barre des témoins, est captif d’un dispositif qui est entièrement tourné contre lui et il se transforme ainsi insensiblement et inexorablement en accusé. La langue (qui n’est pas tout à fait la sienne, il est d’origine canadienne/francophone) se retourne sans cesse contre lui.

 Avec une incroyable sagacité, Hitchcock détourne ce qui aurait pu n’être qu’un film de prétoire convenu, pimenté par une touche de romantisme un peu kitsch pour faire voler en éclat le mythe de la Justice équitable et loyale et, surtout, présenter la figure du différend qui hante tout cérémonial de Justice : parce qu’il parle une autre langue que ceux qui le jugent, parce qu’il ne connaît pas les rouages de l’appareil de Justice qui le saisir, parce que ses raisons et ses motifs sont pour l’essentiel inarticulables dans ce cadre, parce qu’il lui faut bien entrer dans la peau du coupable, le plébéien éprouvera constamment, lors de ce procès qui, pourtant, n’est même pas le sien, que la Justice se dérobe, que les dés sont pipés et que le compte n’y est pas – et ceci quel que soit le motif pour lequel il est appelé à y paraître.

 C’est un point sur lequel Foucault est revenu avec insistance et que confirment toutes sortes de films documentaires comme ceux, par exemple, de Raymond Depardon, ou bien encore les quelques rares rubriques des flagrants délits qui demeurent dans les journaux (Libération, Le Canard enchaîné) : il y a, dans le cérémonial de Justice quelque chose d’essentiel qui, constamment, structurellement, se tient hors d’atteinte du justiciable et ce quelque chose, c’est, précisément, la violence des rapports de classe telle qu’elle investit et traverse de manière autant subreptice qu’obstinée toute espèce de procès, produisant et reproduisant sans fin le partage entre jugeurs et jugés, laquelle, vient nous rappeler avec une totale absence de ménagement le film de Hitchcock, n’est jamais qu’une figure du partage entre maîtres et serviteurs (33).

 Un partage marqué symboliquement par le « honorable » qui précède rituellement le nom de l’avocat, dans la bouche de ses pairs, alors même que le serviteur, lui, même témoin et non pas accusé, se voit constamment privé de l’attribut élémentaire d’un « Monsieur » précédant son patronyme… Ici comme ailleurs, le diable se tient dans les détails.

 

 

1 Le procès Paradine, film d’Alfred Hitchcock, 1948, avec Gregory Peck, Alida Valli, Louis Jourdan, Charles Laughton… L’avocat Keane prend en charge la défense de la séduisante veuve du colonel Paradine, accusée d’avoir empoisonné son mari aveugle. Il tombe amoureux de sa cliente et entreprend de démontrer l’innocence de celle-ci. Peu avant l’ouverture du procès, il s’aperçoit que Mme Paradine est l’amante du valet d’écurie du colonel.

2 Douze hommes en colère, film de Sidney Lumet, 1957, avec Henri Fonda, Lee J. Cobb, Jack Warden… ; Vers sa destinée, film de John Ford, 1939, avec Henri Fonda, Alice Brady, Marjorie Weaver…

3 Sur ce point : Michel Foucault Préface au livre de Serge Livrozet De la prison à la révolte (1973), Dits et Ecrits, texte 116 (Gallimard 1994). Raymond Depardon : Délits flagrants, film documentaire, 1994.

 

One Response to Alain brossat, Le Procès Paradine ou la guerre à mort des espèces

  1. Michel Herbot dit :

    Vous êtes tellement imbibé d’idéologie marxiste que vous êtes dans un contresens total à propos de ce film d’Hitchcock qui n’est pas un film sur la lutte des classes mais un film psychologique racontant avec talent une affaire de moeurs tout à fait classique. Un simple élément prouve votre erreur : Mrs Paradine n’est pas une personne de condition et Keane le sait parfaitement ainsi d’ailleurs que le colonel qui l’a épousée ; les rapports de classe ne sont donc nullement étanches ni le champ nécessaire d’une lutte à mort comme vous le postulez faussement. Les classes sociales et les usages sociaux sont simplement un donné social et comme tels ne constituent que la toile de fond du film. L’objet véritable du film sont les sentiments amoureux des protagonistes qui transcendent précisément les subdivisions sociales. La rudesse de l’interrogatoire du témoin est logique dans la perspective où le procès a pour fonction de faire accoucher de la vérité. Elle n’est pas liée à la condition de celui-ci. Le président du tribunal est sans doute libidineux mais néanmoins impartial contrairement aux différentes femmes qui défendent irrationnellement l’accusée : sa propre femme autant que celle de Keane. L’accusée sera justement sanctionnée pour le crime qu’elle a commis. Tout n’est donc pas noir ou blanc mais parfois gris dans ce film qui joue magnifiquement avec la lumière.

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